L’autre jour j’ai passé une demi-heure au téléphone avec une amie qui avait besoin de vider son sac. Elle a quatre enfants (dont un bébé), un boulot qui est loin d’être une sinécure, un mari qui gagne le Smic ; et elle n’en peut plus. Entre le boulot et les sports des enfants elle passe plus de deux heures par jour au volant de sa voiture, sans parler des courses, du ménage… Le tout avec un budget très restreint. Elle court, elle court, sans aller nulle part, comme un hamster dans une roue. Elle n’a pas une minute pour elle-même et elle n’en voit pas le bout. Sa santé est en péril, son mariage aussi. Son âme est déjà atteinte. Combien de temps son courage tiendra-t-il encore ? Combien d’autres y a-t-il comme elle en France, condamnés à nager contre le courant ? Des centaines de milliers ? Des millions ?
Moi, je suis retraité. Mes besoins sont peu nombreux et simples ; j’ai assez d’argent pour les couvrir et il en reste toujours à la fin du mois. Je fais partie d’une minorité privilégiée et j’en suis pleinement conscient. Mais l’argent, bien que nécessaire, est accessoire. L’essentiel de mon privilège, c’est que j’ai la maîtrise de mon temps et de mon énergie. Je les dépense comme bon me semble. C’est ça qui est précieux.
Tous les retraités que je connais disent la même chose : je n’aurais plus le temps d’aller au boulot ! C’est à la fois une blague et la simple vérité. Nous n’avons aucune difficulté à remplir le temps d’une manière satisfaisante et enrichissante, et nous dégustons chaque jour l’absence de stress, la liberté de choisir nos activités, le droit à la paresse. L’idée de se lever à telle ou telle heure, de se taper une heure de transport, huit à dix heures de tâches imposées, encore une heure de transport, et de rentrer chez soi vidé de toute énergie créative nous paraît non seulement loin, mais de plus en plus absurde. La vie de mon amie est absurde. C’est le travail qui nous rend esclaves ; et derrière le travail se cache – à peine – l’argent.
Vivement le futur qui nous libérera de l’un comme de l’autre.
Viendra le jour où des robots s’occuperont du travail. Des robots de toutes tailles, allant des nanobots pour fabriquer les matériaux à l’échelle moléculaire, voire atomique, aux gigabots pour construire les trains, assembler les bâtiments… en passant par les robots concepteurs et les robots reproducteurs. Impossible, me dites-vous ?
—Une machine ne pourrait jamais faire tout ce que sait faire un homme ? C’est fort possible. Mais réfléchissez : tout ce que font les hommes est-il nécessaire et utile ?
Un exemple, un seul : le nouvel IPhone. J’ai lu revue du nouvel IPhone qui commençait par : « Ce nouveau IPhone tant attendu se distingue de par sa couleur, ou plutôt ses couleurs. » Ouah ! Cette information capitale fut suivie de l’analyse détaillée de la palette de couleurs retenues (pardon, « développées ») pour ce « produit phare » en termes de leur « attractivité » et de leur aptitude à « répondre à la demande de la clientèle ». Que de balivernes ! Là, je reconnais, le robot capable d’un tel travail de « développement », fastidieux et finement nuancé, n’est pas près de voir le jour. Des douzaines de vraies personnes ont dû plancher sur la question, en y consacrant des milliers d’heures. Mais est-ce que cela en valait la peine ? Aux yeux des développeurs, oui : c’est comme ça qu’ils gagnent leur vie. Et aux yeux du constructeur, un oui encore plus ferme : son objectif n’est pas de fabriquer un bon téléphone, mais de vendre un grand nombre de téléphones le plus cher possible.
Aujourd’hui, le travail est empoisonné par les jumelles diaboliques que sont la compétitivité et la rentabilité. Il faut sans cesse innover, avoir de nouvelles idées, les transformer en « produits » qu’il faut fabriquer, distribuer et vendre toujours plus vite, toujours plus efficacement, au prix de revient toujours plus bas. C’est un processus qui, par définition, tend vers le chaotique, lequel les classes dirigeantes essayent de maîtriser autant que faire se peut. D’ores et déjà, dans les limites de la technologie existante, on remplace des personnes par des machines. Très logiquement, il s’ensuit l’augmentation du chômage et la prolifération des petits boulots qui payent une misère. Pour préserver la paix sociale, on stigmatise les chômeurs et autres pauvres jusqu’à ce qu’ils acceptent de se cacher tout seuls. C’est un système basé sur la compétition et non sur la coopération ; un système où — du moins symboliquement — les gens s’entretuent au nom du boulot.
Imaginez un système totalement différent où le travail consisterait à fabriquer seulement ce qui est nécessaire et (non pas souhaitable, mais) souhaité ; où pour avoir tout ce qu’on veut il suffirait de dire à l’ordinateur —Fais-moi un… ; où tout est possible et tout est gratuit ; où il n’y a aucune publicité pour vous dire ce dont vous avez besoin ; où vous pouvez avoir tout ce vous voulez à la seule condition de savoir ce que vous voulez !
Impossible, dites-vous encore ? Les gens voudraient tous la même chose ! Eh, alors ? C’est comme ça que vous les avez dressés, non ? Certes, dans un premier temps, il y aurait beaucoup de Porsches sur la route ; mais qui ne parierait pas sur l’émergence d’une envie de quelque chose de différent ? D’ailleurs, c’est là que les choses deviennent intéressantes. On peut imaginer la conversation :
—Dis, fais-moi quelque chose de différent.
—Qu’est-ce que tu veux au juste ?
—Eh ben, chais pas moi.
—Alors reviens quand tu auras un souhait précis.
Et ensuite, un jour, sans doute des années plus tard :
—Dis, fais-moi un banc de travail, s’il te plaît.
—Bien.
—Ou, alors…
—Oui ?
—Dis-moi comment faire.
—Mieux ! Je vais te faire tes premiers outils.
D’accord, j’abrège. Je grille les étapes, j’idéalise. Mais, qu’on le veuille ou non, l’intelligence artificielle et la nanotechnologie nous emmènent droit vers un monde où tout – absolument tout – sera totalement transformé par rapport à ce que nous vivons maintenant.
La Loi de Moore (qui dit que la puissance des ordinateurs double tous les dix-huit mois) s’applique depuis un demi-siècle et nous entrons dans la partie raidissante de la courbe exponentielle qui en résulte. A l’époque, quand il s’agissait d’un Sinclair ou d’un PC1, la puissance disponible était tellement petite qu’on pouvait la doubler sans que ça ne change grand-chose. Mais maintenant les nombres deviennent sérieusement grands. Doubler la puissance d’un ordinateur qui fait déjà 3,5 x 10 35 opérations par seconde, c’est pas la même chose que d’échanger un Macintosh pour un Mac II. Déjà, le monde n’est plus le même. Celui de demain sera inimaginablement différent ; car, passé le cap de la première génération des robots autoreproduisants, nous pourrons fabriquer tout… pour rien. Et à ce moment-là, l’argent deviendra superflu.
Quant aux autres formes de travail, qui ne relèvent pas de la production de biens : la loi, la médecine, l’enseignement, l’administration, etc., elles seraient, elles aussi, impactées de manière positive. …Finis les hôpitaux et les écoles vétustés, fini le manque de moyens, finis la tyrannie du temps et le besoin de faire toujours plus avec toujours moins. Libéré par la fin du travail pénible de production, un vaste réservoir de personnes talentueuses et énergiques sera débloqué. Ces gens feront la queue pour contribuer à un travail utile en faisant don de leur temps, de leur savoir-faire. Le fonctionnement du gouvernement sera simplifié à l’extrême et son travail réduit à une fraction de ce qu’il est aujourd’hui.
Le hic, c’est que le Grand Capital ne voudra pas se laisser faire. Dans le monde d’aujourd’hui, l’argent c’est le pouvoir, mais l’argent n’est pas élu. Les méga-riches, dont la vie consiste à cumuler les signes visibles de leur richesse et d’en faire étalage, ne voudront pas se laisser faire. Les multinationales, voyant disparaître le levier de leur pouvoir, ne voudront pas se laisser faire. Elles essayeront par tous les moyens possibles de mettre la main sur la nouvelle technologie, de la privatiser et de nous la vendre. En vain : il suffira d’un seul philanthrope (un Bill Gates, un Warren Buffett…) pour assurer le premier développement et en faire cadeau au domaine public. A partir de là, ça fera boule de neige et les grandes corporations se réveilleront un beau jour pour constater qu’ils n’ont plus d’employés. Très vite, elles deviendront tout simplement redondantes.
Tel est le futur qui nous attend, sous une forme ou une autre : un nouveau monde où la très haute technologie donnera à tous les hommes et toutes les femmes la possibilité de devenir de vrais individus, de nourrir leurs envies et de développer leurs talents ; de ne rien faire du tout si tel est leur souhait, ou de s’appliquer avec enthousiasme à un travail digne de ce nom.
Quand ? Je dirais dans 30-50 ans. Guère plus. La technologie avance toujours par paliers, et celui des circuits imprimés ne tardera pas à atteindre ses limites, dictées par les lois de la physique. Mais, à n’en point douter, une autre émergera (le nano-ordi, le bio-ordi… ?) et ça repartira pour de bon.
L’ironie dans l’histoire, c’est qu’à ce même horizon de 30-50 ans nous saurons si, oui ou non, le changement climatique va nous plonger dans un monde sans électricité, et donc sans ordinateurs. Là, il n’y aurait plus de privilégiés.